Le complexe du "Jouzu desu ne"
Ce n'est pas la faineantise ni la procrastination qui me font mettre a jour mon blog tous les 32 du mois, mais un bon manque de spontaneite, surtout ces derniers temps. J'ai quelques bons sujets, que je coucherai sur le clavier quand j'en aurai envie.
Pour me pardonner, je vais vous faire part d'une de mes petites reflexions recentes, concernant l'etranger au Japon.
"Tous les japonais vous diront "nihongo ga jouzu desu ne" (vous parlez bien le japonais), meme quand vous ne leur direz que bonjour. Mais cela ne voudra pas dire que vous parlez bien. Mefiez-vous de cette phrase."
Ces quelques mots, c'est monsieur Butel, un de mes nombreux profs a l'INALCO, qui les a prononces quand j'etais encore une jeune pousse de premiere annee. N'ayant encore jamais ete au Japon a ce moment de ma vie, je ne comprenais pas vraiment ce qu'il voulait dire. Se voir dire que l'on parle bien, n'est-ce pas un bienheureux compliment ? Maintenant, je pense comprendre un peu mieux ce que monsieur Butel voulait dire.
"Nihongo ga jouzu desu ne"
Cette phrase, j'ai du l'entendre des milliers de fois depuis que je suis arrive a Tokyo. Elle fait presque office de salutations quand on rencontre quelqu'un pour la premiere fois. Elle en deviendrait anodine, perdant son sens, si elle ne jouait pas un autre role. Mais j'expliquerai ca plus bas.
Parlons de moi maintenant. Et de mon rapport a cette phrase. La premiere fois que je suis alle au Japon, mon DULCO (deug de japonais) fraichement grapille, je me debatais pour parler et expliquer des choses pas forcement compliquees. Je n'arrivais pas a suivre les discussions. Je m'etais retrouve dans des gares perdues, ne comprenant pas toujours les indications ferroviaires. J'etais a la ramasse. La famille d'accueil qui m'a logee etait tres gentille, elle m'a presentee a des tas de personnes, qui m'ont chacunes invitees chez elles, ou fait decouvrir quelques coins recules magnifiques du Japon. A chaque fois, "Nihongo ga jouzu desu ne" venait me chatouiller agreablement les oreilles. J'etais content. J'avais des etoiles dans les yeux.
Puis vint, mon deuxieme depart pour le Japon, apres la license. Je pars avec un petit niveau de japonais, aiguise par mes contacts avec les etudiants d'echange et mes techniques d'apprentissage secretes. La encore, toujours la meme chanson. "Nihongo ga jouzu desu ne". Ces mots ne me font rien, et je ne sais plus trop quoi y repondre. Un simple merci suffira.
Ce deuxieme sejour est bien plus long que le premier. Pour preuve, j'y suis encore. Adapte a la vie japonaise, la vraie (et pas celle qu'idealisent les touristes qui ne sont la que pour quelques semaines), au travail de bureau qui implique l'usage du redoutable Keigo (japonais poli) et aux japonais eux-memes, la terrible phrase commence a avoir un autre sens.
Et c'est la qu'on revient au role de cette phrase. Mais juste avant cela, une petite question simple : par quoi commencent la plupart des amities (si ce n'est toutes) ? Reponse : par un point commun. La plupart de mes amis sont soit amateurs du Japon, soit de la meme musique que moi, soit de toute autre chose que j'apprecie aussi. Revenons a notre phrase/tapis/deco. Que met donc en valeur cette petite phrase ? Outre votre incroyable talent en japonais, elle met le doigt sur une chose tellement evidente qu'on ne s'en rend pas forcement compte : "Moi japonais, toi etranger". Mais c'est bien sur ! Ce qui fait que la plupart des relations au Japon ne commencent pas par une similitude, mais par une difference !
"Tu ne seras jamais japonais et donc jamais a mon niveau"
"Tous les pays (sauf le Japon) vont couler sous les flots", parodie du film 日本沈没 (Le japon coule sous les flots)
L'etranger sera toujours un etre a part pour le japonais moyen. Je ne parle pas de ceux qui ont la chance de cotoyer bon nombre d'etrangers, mais du japonais que l'on voit a tous les coins de rue, et qui s'appelle presque toujours Tanaka. Si par malheur un etranger entrait dans la vie d'un de ces japonais lambdas, il deviendra alors un objet fabuleux qui agreera les soirees mondaines de ce dernier, se vantant d'avoir un ami etranger. Et tous ses amis de dire en choeur : "ii na" (quelle chance) ! L'etranger deviendra alors sources de blagues sur son inaptitude a s'habituer au Japon, ou au contraire sur son aptitude a s'y habituer, ce qui le rendra tout de suite cool mais bizarre, non naturel.
Pour reprendre monsieur Butel : "Quand votre entourage japonais ne vous dira plus 'la phrase', c'est qu'il vous aura accepte". Et il avait bien raison. Je me rends compte que la plupart de mes meilleurs amis japonais ont ce point commun de ne m'avoir jamais dit ces mots horribles. D'un autre cote, ca permet de faire le tri tres rapidement.
Dernier point : je n'accepte cette phrase que dans un cas precis. Quand celui qui l'a prononce a un autre point commun avec moi. Une seule similitude peut effacer toutes les differences.
Sur ces derniers mots love and peace, je vous laisse, cher public.